Trait d’union entre Jean-Baptiste Lully et Jean-Philippe Rameau, l’Aixois André Campra ne s'est pas illustré que dans la tragédie lyrique. Plusieurs de ses ouvrages recueillent aussi l’héri- tage de la comédie-ballet de Molière pour illustrer un genre nouveau, l’opéra-ballet, qui laisse une grande place à la fantaisie. Le Carnaval de Venise est une des perles de cette fusion renou- velée entre la scène, la musique et la danse.
Une histoire française
En France, le grand siècle est un âge de fusion des arts, sous le patronage passionné d’un souverain intéressé à toutes les disciplines. La comédie- ballet de Molière et de ses complices musiciens, Jean-Baptiste Lully d’abord puis Marc-Antoine Charpentier, est un peu le symbole de cette union fertile qui plaît tant à Louis XIV. Il est vrai que le souverain est aussi danseur et n’hésite pas à prendre part aux divertissements qui lui sont offerts. Du Mariage forcé en 1664 jusqu’aux Amants magnifiques en 1670, le roi n’est pas que protecteur et commanditaire. Il est aussi l’interprète des chorégraphies de Pierre Beauchamp, le troisième homme de ces comédies- ballets reçues à la Cour avec un vif succès.
Le bref apogée de la comédie-ballet
Ce succès, pourtant, ne durera guère. Ultime chef-d’œuvre de Molière, Le Malade imaginaire, est créé en février 1673, et son auteur, également interprète du rôle principal, meurt au soir de la quatrième représentation. Il laisse un nombre important de comédies-ballets ; quinze des trente-trois pièces parvenues jusqu’à nous appartiennent à ce genre qui n’allait pas être sans postérité dans l’histoire de nos arts de la scène. Il ne faut cependant pas confondre le style louis- quatorzien avec la comédie musicale moderne. Ici, les artistes ne sont pas « en même temps » chanteurs, danseurs et comédiens. Chaque profession y délègue ses meilleurs talents et les fait s’exprimer de la manière la plus virtuose et la plus convaincante. Mais tout va changer après la disparition de Molière. Désormais, le théâtre parlé ne sera plus le moteur des collaborations, et il va même disparaître des genres hybrides à venir. Le seul exemple de comédie-ballet dans la filiation de Molière, au XVIIIe siècle, est en 1745 La Princesse de Navarre, une pièce de Voltaire, entrecoupée d’intermèdes chantés et dansés dus à la plume de Jean-Philippe Rameau.
Le triomphe du compositeur
C’est que la maîtrise d’œuvre des projets de cour s’est déplacée de l’auteur au compositeur. Lorsque Jean-Baptiste Lully, en 1672, s’empare du privilège de l’Académie royale de musique, se brouillant au passage avec Molière, c’est avec l’intention de devenir le seul créateur de ses œuvres, même s’il loue publiquement et rémunère généreusement son librettiste, Philippe Quinault, qui lui restera dévoué quinze années durant, jusqu’en 1686. Lully mourra l’année suivante, mais il aura entre-temps réalisé son rêve. On ne dira plus : tragédie de Monsieur l’auteur, mise en musique par Monsieur le compositeur, mais tragédie lyrique de Monsieur le compositeur, sur un livret de Monsieur l’auteur. La nuance est importante. Le maître d’œuvre de notre Carnaval de Venise est bel et bien son compositeur, André Campra, à qui nous devons une dizaine de tragédies lyriques conformes au modèle laissé par Lully, mais aussi des œuvres scéniques moins dramatiques où la danse occupe une plus grande place. Il s’agit d’opéras-ballets, un genre nouveau, apparu dans les années 1690, et qui connaîtra son apogée en 1735 avec Les Indes galantes de Jean- Philippe Rameau.
Un retour à l’esprit du baroque français
Aixois d’origine, Campra avait séjourné à Poitiers puis à Toulouse avant d’être recruté comme maître de musique à Notre-Dame de Paris. Mais c’est le théâtre qui intéressait ce compositeur sûr de son talent, et il dut démissionner de son poste après avoir présenté successivement L’Europe galante en 1697 et en 1699 Le Carnaval de Venise, qui seront bientôt suivis de trois autres opéras-ballets. Protégé du prince de Conti puis du Régent Philippe d’Orléans, le musicien put s’imposer durant plus de trente ans comme l’un des plus talentueux et prolifiques pourvoyeurs de l’Académie royale de musique. Comme Lully avant lui, comme son cadet Rameau, André Campra aime la danse et la fait sonner avec allégresse telle qu’elle sonnait à l’époque des ballets de cour, époque occultée, presque oubliée, durant la très longue vieillesse de Louis XIV. Il s’amuse à entourer les personnages de son intrigue amoureuse de toutes les figures du folklore vénitien : masque, esclavon, arménien, gondolier, musicien… Et il retrouve aussi, avec Jean-François Regnard, le plaisir du « théâtre dans le théâtre », qu’avait inauguré L’Illusion comique de Corneille soixante ans auparavant. Les personnages se réfugient, en effet, dans un théâtre où ils vont assister à une scène d’opéra en italien, la visite d’Orphée aux enfers, autre clin d’œil au passé puisque le premier opéra représenté en France avait été en 1647 un Orfeo de Luigi Rossi.
Les plaisirs de l’Italie et de la transgression
L’hommage à l’opéra italien n’est pas fortuit chez Campra. Le compositeur souhaite donner une vraie fantaisie à son Carnaval de Venise. Il remet en question les moules de l’opéra français, hérités de Lully, et c’est tout le sens de la présence de l’Italie dans sa dramaturgie comme dans sa musique. Remettre un peu de commedia dell’arte et quelques airs en italien sur la scène de l’Académie royale de musique ne pouvait que rappeler Molière mais relevait aussi de la provocation. En cette période austère de fin de règne, prôner le mélange des genres et la « réunion des goûts », chère à François Couperin, n’avait rien d’anodin. Le XVIIIe siècle allait être émaillé de querelles opposant musiques de France et d’Italie. André Campra, lui, avait choisi de ne pas choisir entre elles, pour mieux rester libre et créatif.