Entretien avec Silvia Paoli, metteuse en scène

Le personnage de La Traviata, « la dévoyée », est inspiré de Marguerite Gautier, la Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Qui est-elle pour vous ?


Pour moi, Violetta est une femme qui a péniblement gagné son indépendance mais qui ne parvient pas à s’affranchir du jugement de la société qui l’entoure, de la bourgeoisie, si puissante, patriarcale et bigote. Son amour pour Alfredo est une tentative pour obtenir cette reconnaissance. Ignore-t-elle que son rêve d’amour ne restera qu’un rêve ? Elle s’abandonne en tout cas à cette construction de l’imaginaire, pour le voir se fracasser contre les réalités d’une vie sociale qui s’impose à elle et dans laquelle elle n’est considérée en effet que comme une dévoyée.




À quelle époque, dans quel univers situez- vous votre Traviata ?


Le roman d’Alexandre Dumas fils se situe sous le règne de Louis Philippe Ier, dans les années 1840. Verdi l’adapte peu de temps après sa parution puisque sa Traviata sera créée en 1853 à Venise. En France, c’est le début d’une nouvelle époque, celle du Second Empire. Depuis lors, on a pris l’habitude de situer cet opéra aux temps où régnait la crinoline. Mais n’oublions pas que, avant la création, la censure interdit de présenter l’œuvre comme un drame contemporain. À son grand déplaisir, Verdi fut contraint de la situer au siècle précédent. Nous avons, nous, choisi une période un peu plus tardive que le Second Empire. Nous nous sommes légèrement décalés vers la fin du siècle, pour rapprocher le personnage de Violetta du monde des grandes stars de l’époque, dans la mesure où, dans notre production, Violetta sera une actrice, comme Sarah Bernhardt, célèbre peut-être mais tout autant rejetée parce que scandaleuse.




On sait Violetta souffrante. Elle est atteinte de la tuberculose chez Dumas comme dans le livret de Francesco Maria Piave. Mais d’après vous, de quelle nature est sa souffrance ? Quel est le véritable drame qui pèse sur elle ?


La souffrance de Violetta est avant tout sociale. Tout part du profond désir qu’elle ressent de s’échapper de cette image scandaleuse qui la déchire. Le sacrifice qu’elle s’impose, sur la requête impérieuse du père d’Alfredo, ce n’est pas par amour qu’elle l’accomplit. C’est toujours dans l’espoir de cette reconnaissance qui ne lui sera jamais donnée. Comme le dit justement Roland Barthes, ce n’est pas un geste d’ordre moral mais existentiel : le moyen, ainsi que le croit Violetta, de se faire reconnaître par le monde des puissants. Même si la mort par tuberculose est génialement transposée en musique par Verdi, la vraie maladie de Traviata, c’est l’horrible solitude qui lui a été imposée et le désespoir d’avoir vu la société entière lui tourner le dos.




Comment percevez-vous la nature de l’amour qu’éprouvent Violetta et Alfredo ? Et comment expliquez-vous le geste d’Alfredo qui la rejette et l’humilie devant toute la société lors de la fête donnée par Flora ?


Ce qui émeut Violetta chez Alfredo, au premier acte, c’est la sincérité du jeune homme. Est-ce lui avec qui elle pourrait enfin appartenir à ce monde qui la regarde depuis toujours comme un objet désirable mais indigne ? Elle se sent probablement regardée pour la première fois, et cela lui ouvre des perspectives qu’elle n’avait pas osé espérer jusque-là.


Alfredo l’humilie à la fête parce que sa passion est bourgeoise, appropriative. Lui et Violetta viennent de deux mondes différents. Ce qui rend Alfredo heureux c’est de la posséder, de l’avoir entièrement à lui. Quand il comprend que tout est fini entre eux, il ne se pose pas de question sur la démarche de Violetta. Tel un enfant gâté, il n’y voit qu’une trahison, devient mesquin et violent face à un choix qu’il ne comprend pas. En fait, il la rejette dans sa condition de femme dévoyée comme si l’amour qu’il lui avait témoigné n’était qu’une aumône. La scène qu’il lui fait en public est outrageante. Il est vil et ridicule, et son abjection choque jusqu’à son père, qui n’interviendra cependant pas pour rétablir la vérité que Violetta a cachée à Alfredo.




Germont père, précisément, n’est-il pas un peu ambivalent ? On le voit demander à Violetta de renoncer à jamais à son fils, au nom de la bienséance et de l’honneur de sa famille. Mais il ressent en même temps une grande compassion pour elle.


Je ne vois pas d’ambivalence dans le comportement de Germont mais plutôt une grande hypocrisie. Ce personnage représente le patriarcat, la morale bourgeoise. Je suis entièrement d’accord avec Catherine Clément (dans L’Opéra ou la Défaite des femmes, publié en 1979) lorsqu’elle écrit que la scène entre Germont père et Violetta est un « marché ». Le père négocie un accord, en insistant sur la beauté qui se fane et en louant comme un tartuffe cette vertu à laquelle aspire Violetta. Il lui promet une mort digne de celle d’une sainte avant que la déchéance ne vienne altérer sa beauté. À l’héritage matériel auquel il est si attaché, il substitue pour elle un prétendu héritage spirituel, au centre duquel il place le mariage de sa fille que la présence d’une prostituée dans la famille mettrait en danger, en omettant que sa fille est sur le point de devenir religieuse. Je ne vois rien qui soit plus hypocrite et plus machiste : ce soulagement qu’éprouve Germont après la décision de Violetta, c’est l’attitude magnanime et paternaliste du gagnant. L’émotion qu’il montre au tableau suivant et son remords au dernier acte ne peuvent être crédibles. Même si Alfredo s’est révélé indigne d’elle, Germont a bien été le sacrificateur, le bourreau de Violetta. C’est pourquoi toute mise en scène de La Traviata ne peut être que centrée entièrement sur son héroïne, l’un des personnages féminins les plus forts et les plus emblématiques que nous ait offert l’opéra au XIXe siècle


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