« Mon idée est de mettre en scène musicalement Claudel lui-même, en le faisant intervenir dans son opéra. »
Pour son premier opéra, Philippe Leroux s’est attaché à une pièce de Paul Claudel, L’Annonce faite à Marie. Un choix et un style qui détonnent sur la scène lyrique contemporaine, d’autant plus que le compositeur français aspire, avec la metteuse en scène Célie Pauthe, à ouvrir largement la vision du genre opératique, tout en restant fidèle à son esprit.
Comment imaginez-vous l’opéra d’aujourd’hui ?
Philippe Leroux : C’est un opéra qui tient compte des innovations des langages musicaux des dernières décennies, tout en conservant ce qui fait l’unicité du genre. Je souhaite également y trouver un juste mélange entre langage concret et abstraction. C’est pourquoi je conserve de l’opéra traditionnel l’idée de narration tout en y adjoignant celle de périodes fondées sur une signifiance générale plus que sur un discours rationnel. Du point de vue vocal, j’escompte des chanteurs qu’ils aient une maîtrise de leur vibrato et qu’ils puissent faire appel à d’autres techniques que le simple bel canto. Enfin, j’attends du recours à l’électronique ce qu’elle peut apporter au niveau de la résonance et du concept, ainsi que sa capacité à enrichir la pâte sonore, permettant ainsi de travailler avec des formations instrumentales moins grandes et plus souples que les orchestres traditionnels.
Votre choix de L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel peut étonner, à deux égards. D’une part, si par le passé, les sujets de vos pièces témoignent parfois d’un intérêt pour le transcendant, le religieux ou la finitude, ici, il s’agit plutôt de mystique.
Étymologiquement, est mystique ce qui est caché. Il est vrai que j’ai toujours été intéressé par ce que l’on ne peut voir, et par l’idée que derrière la réalité de l’univers se cache une autre réalité, que l’on pourrait qualifier de spirituelle. Un monde qui occulterait ce type d’expérience me paraîtrait fade. Les questions du don de soi par amour, de la foi dans un possible franchissement des limites humaines, et de la présence d’une réalité autre au sein du quotidien, sont au cœur de L’Annonce faite à Marie.
D’autre part, vous avez jusqu’ici principalement mis en musique des textes d’auteurs vivants. Qu’est-ce qui vous a séduit dans la langue certes très singulière de Paul Claudel ?
Ce que j’ai aimé, c’est d’abord ce mélange entre théâtre et poésie. Le texte de L’Annonce faite à Marie est à la fois dramatique et poétique – par son utilisation du vers libre, le fameux « opéra de parole » selon l’expression même de Claudel. De plus, je trouve également extrêmement intéressante et moderne la façon dont Claudel sépare la syntaxe des phrases et le souffle qui les porte. Particulièrement quand il va jusqu’à insérer un silence au milieu même d’un mot. Chez lui, le sens ne provient pas seulement de l’écrit, mais également de la manière dont le texte est porté. Et cette attitude me semble excessivement musicale. Sa pratique d’accentuation des consonnes a aussi suscité chez moi l’écriture de plusieurs séquences onomatopéiques dans la première moitié de l’opéra.
Vous avez aussi entrepris de recréer la voix de Claudel, avec l’aide des équipes de l’Ircam…
Effectivement : nous y travaillons avec Christophe Veaux et Carlo Lorenzi, grâce à un synthétiseur neuronal composé de deux réseaux de neurones – une technique qui relève de l’apprentissage profond.
Mon idée est de mettre en scène musicalement Claudel lui-même, en le faisant intervenir dans son opéra, comme s’il rêvait, était en train d’écrire son texte, en se le récitant, ou nous guidait dans notre écoute en soulignant telle ou telle expression.
J’ai voulu accentuer l’aspect profondément autobiographique et humain de ce drame, dans lequel Claudel montre crûment les passions et les rivalités amoureuses des deux sœurs, ainsi que les réactions de leur mère et parfois la lâcheté des hommes qui les aiment. On trouve chez ces personnages des connexions avec la famille Claudel, y compris avec Camille.
Que permettra cette voix dans la mise en scène et comment s’articulera-t-elle avec celles chantées ?
La voix de Claudel intervient dans des sortes de « récitatifs » qui proposent aux auditeurs une écoute « flottante », où ils peuvent associer librement les mots entre eux. Se crée ainsi une dialectique entre le sens ordinaire des mots, qui supporte la narration dramatique de l’opéra, et une signification plus métaphorique et subjective, d’ordre poétique, portée par les voix, les instruments et la partie électroacoustique, qui convoque nos sensations et notre inconscient.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas (2022)