« C’est un rôle d’une grande beauté musicale, et extrêmement complexe, traversant toutes les émotions de l’amour à la solitude et passant par le sentiment de trahison et l’angoisse. »
Karina Gauvin explore depuis plusieurs années la figure complexe d’Alcina. La cantatrice québécoise a repris ce rôle cette année à Versailles et à Caen, dans la mise en scène de Jiri Herman qu’elle avait créée l’an passé en République Tchèque, en attendant de retrouver à Nantes Christophe Rousset, avec qui elle a fait ses débuts en Europe au début des années 2000, dans un autre ouvrage de Haendel.
Quelles émotions le rôle d’Alcina vous procure-t-il ?
Karina Gauvin : C’est un rôle d’une grande beauté musicale, et extrêmement complexe, traversant toutes les émotions de l’amour à la solitude et passant par le sentiment de trahison et l’angoisse. C’est précisément à cause de ces variations d’états d’âme qu’il est difficile, car on doit livrer tous ces sentiments en l’espace d’une représentation. Il s’agit vraiment d’une figure de tragédienne, nécessitant beaucoup de concentration et d’énergie.
De quel autre personnage d’opéra le rapprocheriez-vous ?
Alcina est très proche de l’Armide de Gluck, qui est aussi une magicienne, mais surtout une femme trompée et meurtrie, cherchant la vengeance mais se montrant plus dure et plus glaçante. On trouve de tels personnages un peu partout dans le répertoire, car leurs tourments font partie de la vie et de notre expérience humaine, le sentiment de trahison étant certainement ce qu’il y a de plus cruel. Ce type de rôle fait partie de ceux que j’ai le plus interprétés dans ma carrière.
Que représente pour vous ce répertoire de Haendel que vous chantez très souvent ?
C’est au départ un concours de circonstances. À peine sortie de l’école en effet, j’ai tout de suite été engagée pour chanter du Bach et du Haendel, tout en m’efforçant de toucher à tout. Ma rencontre avec le chef d’orchestre Alan Curtis a été déterminante. Il a été mon mentor, voyant en moi une héroïne haendélienne idéale et me voulant dès 2005 pour tous ses projets, comme ses enregistrements de l’intégrale des opéras du compositeur. Ce très grand chef m’a permis de m’épanouir dans ce répertoire ; il m’avait entendu dans Alcina en version de concert, sous la direction de Christophe Rousset.
Comment définiriez-vous justement le travail avec Christophe Rousset ?
Christophe Rousset est le premier à m’avoir fait venir en Europe au début des années 2000, dans le rôle d’Asteria de Tamerlano, un autre opéra de Haendel. C’est un immense musicien et un grand musicologue, que je respecte beaucoup. J’ai le sentiment d’une continuité avec le travail d’Alan Curtis et je me réjouis de le retrouver pour cette Alcina. C’est aussi agréable de travailler en français.
Quelles mises en scène ont particulièrement nourri votre vision du personnage d’Alcina ?
J’ai surtout chanté cet opéra en version de concert, mais je viens de reprendre à l’Opéra de Versailles la mise en scène de Jiri Herman que nous avions créée au Théâtre Janacek de Brno. C’était ma première nouvelle production de l’ouvrage et ce spectacle a été conçu autour de ce que je suis. Je l’ai pris comme un cadeau, prenant beaucoup de plaisir à le faire. En scène cependant, une partie de mon énergie est occupée par le jeu d’acteur alors que j’aime pouvoir me concentrer en concert sur l’aspect purement musical.
Parmi les rôles à fort tempérament de votre carrière, vous avez incarné Vitellia de La clémence de Titus, dans la vision de Denis Podalydès, sous la direction de Jérémie Rhorer. Quelles traces ce spectacle vous a-t-il laissées ?
Denis est un homme de théâtre comprenant qu’il doit se mettre dans la peau de l’interprète qu’il a face à lui, sans plaquer ses intentions. Il travaille en tandem avec l’acteur dans un rapport de confiance. Je suis sûre que l’on donne toute sa mesure et même davantage si l’on se sent accepté.
En quoi la musique et le spectacle vivant sont-ils particulièrement essentiels dans la période que nous traversons ?
Les vibrations partagées avec le public sont très importantes. Tout peut arriver dans un spectacle vivant et lors de la première d’Alcina en République Tchèque, il y a eu une panne de courant après 40 minutes de spectacle. C’est cette fragilité qui rend les choses intéressantes car nous sommes tous des êtres vivants, et le fait de ressentir des émotions dans le présent nourrit l’âme.
Propos recueillis par Christophe Gervot (2022)