Entretien avec Jeanne Candel

Baùbo parle de la passion avec un grand P, celle du Christ, mais aussi des passions au sens que la philosophie a donné à ce mot, de la tristesse la plus profonde à la joie la plus frénétique. Comment avez-vous choisi d’aborder cette double question ?


Ce spectacle est en effet une rêverie autour de la passion, aux deux sens du terme, majuscule et minuscule. C’est une manière pour moi de reve- nir sur l’inconscient mélangé, et parfois contra- dictoire, de notre héritage : chrétien et grec, juif et romain, européen et proche-oriental. C’est, toutes proportions gardées, ce que nous mettons au travail dans Baùbo. Je viens de cette histoire, elle est dans mon corps, dans mon cerveau, dans ma manière d’être. Le spectacle part de là, avant de s’en éloigner puis d’y revenir autrement. Nous commençons par une histoire et par un corps, celui d’une femme qui vient de vivre une grande passion amoureuse. Elle est en deuil. Elle est dans le charnier de son amour, entourée de ruines et de cendres. On plonge dans son intériorité brisée, éclatée. Elle n’est pas morte mais son amour est mort. Elle survit. Nous commençons par une tra- gédie. Elle a perdu ce qui était sa raison de vivre mais elle vit encore et nous observons cela, ce la- mento sans fin, de l’intérieur, depuis sa subjec- tivité souffrante. Puis on change de monde. On quitte le récit. Une grande bascule s’opère. Si le spectacle était un tableau, on dirait que dans la première partie, nous le regardons à distance et voyons ce qu’il représente. Dans la seconde partie, nous entrons dans sa matière, toile et pigments. Les passions cèdent la place aux pulsions et le théâtre devient jubilation. Les corps se libèrent et agissent, ils créent et rient. Mais il ne s’agit en vérité que d’une autre perspective sur la même chose, une autre manière de mettre en scène la passion, non plus comme un récit mais comme le jeu pulsionnel que ce récit dissimulait.



Baùbo est une figure empruntée à la mytholo- gie grecque et plus précisément à l’histoire de la déesse Déméter. Quel rôle joue-t-elle dans le spectacle ?


Baùbo, c’est le geste créateur. Le mythe possède plusieurs versions. Dans l’une d’elles, Baùbo est la nourrice de Déméter, dans une autre, elle est une prêtresse d’Éleusis. Déméter pense avoir perdu sa fille pour toujours et dépérit. Sa passion est très humaine et très profonde. Baùbo est celle qui la réveille. Elle soulève sa jupe et lui montre son sexe. Déméter éclate de rire. La pulsion vitale de Baùbo, pulsion archaïque d’une vie qui s’oppose à la mort, fait entrer l’air et la joie dans la gorge de la déesse. C’est l’articulation de ces deux moments que nous travaillons : la passion et le geste créateur, celui qui va chercher du côté des pulsions de vie. Ce qui m’intéresse dans la figure de Baùbo est moins l’obscénité de son geste, que nous nous contentons de suggérer, que ce qu’il fabrique. Baùbo met en mouvement ce qui est figé, elle est la syncope et la saillie. Je la prends comme un principe formel, un rythme. Elle est l’accident qui relance le mouvement, l’acte imprévu qui nous fait basculer d’une scène à une autre.



Une partie importante de la musique du spectacle est celle du compositeur allemand Heinrich Schütz. Pourquoi ce choix et comment avez-vous travaillé sa musique ?

 

C’est Pierre-Antoine Badaroux, le compositeur avec qui j’ai travaillé pour ce spectacle, qui m’a convaincue de travailler sur cette musique. Schütz est un compositeur singulier, entre les mondes. Il prolonge la polyphonie renaissante mais est influencé par le baroque, il est Allemand mais apprend la musique à Venise auprès de compositeurs italiens. Il est connu pour trois Passions écrites à la fin de sa vie mais il est aussi l’auteur du premier opéra allemand, malheureusement perdu.

Pour des raisons circonstancielles, le premier laboratoire de travail a été consacré à la musique. C’est donc par elle que l’on a commencée. Cela nous a permis de construire, à partir de l’œuvre de Schütz, essentiellement vocale, des outils musicaux : un son spécifique, qui est devenu celui du spectacle et un ensemble de fragments et de motifs qui a constitué notre matériau sonore. On travaille avec un ensemble instrumental singulier, très peu « schützien » – violon baroque, saxophone alto, guitare, batterie et contrebasse. Et la voix de Pauline Leroy, mezzo-soprano, très présente. On a trouvé, en arrangeant la musique de Schütz qui oscille entre polyphonie renaissante et récitatif baroque, une texture que je trouve très intéressante, à la fois fine, tactile, proche de la peau et orchestrale, puissante, pleine de déflagrations. Le travail est double : on se réapproprie la langue de Schütz et on l’analyse, on la dissèque, on la fragmente. C’est un matériau et une matière que l’on manipule et que l’on transforme. La musique n’accompagne pas, elle est l'un des éléments dont on dispose pour créer une situation, exprimer un sentiment ou faire avancer l’action, au même titre que la parole ou le mouvement. C’est pourquoi, je ne sépare pas le musicien et l’acteur. Tous ceux qui entrent sur le plateau peuvent être l’un et l’autre.



Le sous-titre de Baùbo est « de l’art de n’être pas mort ». Cela peut désigner autant ceux qui ont évité la mort que ceux qui en sont revenus, les fantômes. Le fantasme est l’apparence pure, qui ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Baùbo est plein de ces fantômes-fantasmes, mais on y traverse aussi les apparences.


Dans le spectacle, on travaille l’entre-deux du miracle et du mirage. Sur scène, un miracle est toujours aussi un mirage, une apparence, une construction. L’ambivalence n’est jamais levée. Est-ce vrai ? Est-ce illusoire ? C’est au spectateur de décider. Je me suis inspirée des pleureuses, ces femmes qui se lamentent pendant les cérémonies funéraires. C’est un rôle, elles jouent, mais elles font aussi pleurer les autres, et l’émotion qu’elles communiquent est authentique. Ce jeu avec le spectateur est un des fils que tisse Baùbo. Il arrive, notamment, que l’on change le pacte tacite qui construit son regard. De regardeur, il devient regardé, celui que l’on provoque, à qui l’on s’adresse, dont on attend une réponse.



Il y a peu de textes dans Baùbo. Quelle est sa place dans votre théâtre ?


C’est un matériau parmi d’autres. Je m’en passe très bien. Dans Demi‑Véronique, par exemple, un spectacle autour de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, les seuls mots prononcés le sont dans le prologue. Tout le reste est musique, corps, matières et mouvements. Il y a du texte dans Baùbo, notamment dans le prologue et la première partie, mais il y a un moment où il cesse d’être utile. Mon théâtre n’est pas un théâtre de textes mais d’images et de mouvements.



Propos recueillis par Bastien Gallet, décembre 2022

Angers Nantes Opéra