« Lors d’une version de concert, on a la chance d’être confronté à une musique pure, en se concentrant complètement sur les interprètes. »
C’est en assistant, à l’âge de 17 ans, à une représentation d’Alcina que Christophe Rousset a découvert Haendel. Complètement ébloui par cette musique, il en a exploré l’enchantement à plusieurs reprises, dans différentes mises en scène. Aujourd’hui, le chef d’orchestre retrouve cet ouvrage en version de concert alors qu’il est à la tête des Talens Lyriques dont on célèbre cette année le trentième anniversaire.
Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cet opéra de Haendel ?
Christophe Rousset : J’ai découvert Haendel par Alcina, dans un spectacle du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, avec Christiane Eda-Pierre et Teresa Berganza. J’ai été fasciné par la beauté des lignes vocales, et cette musique m’a transporté de bonheur. Je n’ai cependant pas trouvé une telle émotion dans les pièces pour clavecin que j’ai abordées ensuite. Haendel est un génie de la voix, qui s’est emparé de la grâce absolue des compositeurs italiens en la déclinant de façon magique. Cette idée de magie est d’ailleurs au cœur d’Alcina, dont la protagoniste capture ses proies pour en faire des animaux. Mais c’est avant tout par son chant qu’elle agit sur ses victimes, et c’est ainsi qu’elle atteint le spectateur aujourd’hui.
Quelles sont les difficultés de cette partition ?
Trouver des interprètes répondant à ses exigences. Le rôle d’Alcina nécessite une voix enchanteresse et ceux de Ruggiero et de Morgana demandent une grande flexibilité dans les vocalises. La musique est très codée et repose sur une virtuosité particulière. L’orchestre n’implique pas de tels choix, si ce n’est celui du cor pour le grand air de la chasse, mais le miracle d’Alcina se renouvelle sans cesse par les nouveaux chanteurs.
Que symbolise pour vous le cheminement d’Alcina, et de quelles autres héroïnes d’opéra la rapprocheriez-vous ?
Elle est très proche d’Armide qui, bien qu’enchanteresse, veut croire que l’amour de son captif est sincère. Alcina se retrouve dans un profond désespoir quand le charme est rompu. On assiste à un véritable retournement de situation entre le début, où Ruggiero lui reproche de vouloir le quitter, et le troisième acte où elle se retrouve seule. C’est un opéra sur l’abandon. La magie représente le choc amoureux, et lorsqu’elle n’a plus d’effet, l’héroïne n’éprouve plus que de la frustration et de la détresse.
Comment envisagez-vous les récitatifs ?
Toute l’action se passe dans les récitatifs, qui développent à la fois le drame et la psychologie des personnages. C’est ce qui m’amuse le plus et c’est pourquoi je les accompagne souvent. Ce ne sont pas des pages obligées, mais de formidables moments de théâtre qu’il faut rendre aussi intéressants que les airs.
Quelle est justement la place du théâtre dans une version de concert ?
La musique est théâtrale. Je me transforme donc en dramaturge pour restituer cette courbe du théâtre, tout en transmettant les émotions. Lors d’une version de concert, on a la chance d’être confronté à une musique pure, en se concentrant complètement sur les interprètes.
Les Talens Lyriques fêtent cette année leur trentième anniversaire. De quoi êtes-vous particulièrement fier à la tête de cet ensemble que vous avez créé ?
Je pense aux trois opéras en français de Salieri que nous avons enregistrés. Ce sont des œuvres divines, qui mettent enfin en lumière le génie du compositeur. Ces partitions sont très loin du style de Mozart mais plus proches de Gluck ; elles révèlent un grand inventeur.
Pourriez-vous citer un souvenir extrêmement intense dans votre itinéraire d’artiste ?
Je garde un souvenir très fort d’une version de concert de Mitridate à l’Opéra de Lyon en 1998, avec Cecilia Bartoli, Juan Diego Florez et Natalie Dessay. J’adore les œuvres du premier Mozart, avec cette joie, cette verve incroyable et tout cet héritage venu de l’opéra napolitain. Les Talens Lyriques étaient préparés à un tel ouvrage, mais nous n’avions jamais eu des chanteurs d’une pareille virtuosité, et ce fut une fête vocale. Les applaudissements du public ont fait exploser le théâtre. La magie de la musique est quelque chose d’essentiel, Alcina en est un parfait exemple.
Propos recueillis par Christophe Gervot (2022)