La Révolution française a toujours fasciné les artistes transalpins, depuis l’épopée de la cam- pagne d’Italie, évoquée dans la Tosca de Puccini. À son tour, Pietro Mascagni allait trente ans plus tard en illustrer un épisode moins connu, celui des noyades de Nantes, dans un ouvrage oublié, Il Piccolo Marat, enfin présenté en France.
Quand Pietro Mascagni, le compositeur célébré de Cavalleria rusticana, son fulgurant triomphe de 1890, entreprend trente ans plus tard la composition d’un nouvel opéra, c’est tout naturellement que, en mal d’inspiration, il se tourne vers la Révolution française. Ce n’est pas la première fois. On lui avait proposé bien des années plus tôt l’ébauche d’une Carlotta Corday. Comme Giacomo Puccini devant la Marie‑Antoinette dont son ami Luigi Illica se proposait d’écrire le livret, le compositeur, d’abord séduit, avait finalement renâclé. D’instinct, il lui semblait que mettre au premier plan un personnage historique, tel que l’avait fait Umberto Giordano en 1896, avec Andrea Chénier, n’était pas le meilleur moyen de traiter de la période sanglante de la Terreur. Sans héros identifié, un opéra sur la Révolution française pouvait mieux frapper les esprits.
Un sujet dans l’air du temps
Il faut rappeler que l’atmosphère en Italie, trois ans après la fin du premier conflit mondial, était pour le moins explosive. La relation des faits qui entourent la création d’Il Piccolo Marat, le 2 mai 1921 au Teatro Costanzi de Rome, est particulièrement éloquente. En janvier a eu lieu lors d’un congrès à Livourne, la ville natale de Mascagni, la scission entre partis socialiste et communiste, comme en France un mois plus tôt. La gauche en sort déstabilisée, et les partisans de Mussolini vont bientôt prendre le dessus sur la vie politique italienne. Aux élections du 15 mai, ils l’emportent avec la droite. Septembre verra la création du Parti national fasciste, avant la marche sur Rome, lancée le 27 octobre 1922, qui amène Mussolini au pouvoir trois jours plus tard. Mascagni, ainsi que Puccini qui a entrepris la composition de son dernier opéra, Turandot, suit de très près toute cette agitation politique et sociale. Sa sensibilité est alors plutôt de gauche. C’est plus tard, en 1929, qu’il se ralliera complètement à Mussolini.
Le regard des Italiens sur les noyades de Nantes
Les origines de la France contemporaine, considérable étude due à la plume du philosophe Hippolyte Taine, avait paru en plusieurs tomes à partir du milieu des années 1870. Elle fut relayée de l’autre côté des Alpes par le biographe italien de Taine, Giacomo Barzellotti. On trouvait dans les quatre volumes de cette impressionnante somme sur la Révolution française de très nombreux détails sur la manière dont la République, puis la Terreur s’étaient imposées dans les villes de province. Pietro Mascagni ne pouvait ignorer ces écrits, mais on sait que son librettiste Giovacchino Forzano et lui eurent entre les mains deux autres ouvrages : Les Noyades de Nantes, de Gaston Lenôtre, compilation parue en 1912 des écrits antérieurs d’Alfred François Lallié sur le sujet, et Sous la Terreur, souvenirs d’un vieux Nantais, de Victor Martin, publié en 1906. Tous les détails que l’on retrouve dans Il Piccolo Marat proviennent de ces livres parfaitement informés sur les Marat, policiers plus que soldats, qui remplissaient les prisons de Nantes de suspects, religieux et nobles surtout, avant de les vider en noyant les prisonniers dans la Loire, par milliers, sur des gabares ou des galiotes hollandaises.
Un opéra « de sauvetage »
Mais le compositeur veut résolument s’affranchir de l’histoire. Le nom de Nantes n’est nulle part mentionné. Celui de Jean-Baptiste Carrier non plus. Le sinistre organisateur des noyades, délégué à Nantes par la Convention, est assimilé au président du comité révolutionnaire surnommé l’Ogre dans le livret de Giovacchino Forzano. En fait, aucun personnage ne porte ici de patronyme, en dehors de la princesse de Fleury, la mère de celui que l’on n’appellera que « le petit Marat ». On rencontrera successivement « le soldat », « l’espion », « le voleur », « le tigre », et bien sûr « le charpentier », concepteur des bateaux qui sont coulés avec leurs cargaisons de prisonniers. C’est que Pietro Mascagni, que l’on qualifie de vériste depuis ses débuts, a souhaité signer, cette fois, un opéra plus symbolique que réaliste. Peut- être pour que ses contemporains y lisent, en filigrane, un écho des troubles révolutionnaires qui agitent alors son pays. Et, en tout cas, pour élever au rang du drame, à une dimension intemporelle, cette tragédie qui finit bien. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de comparer Il Piccolo Marat à un autre opéra « de sauvetage », Les Deux Journées ou le Porteur d’eau, composé en 1800 par Luigi Cherubini sur une pièce de Jean-Nicolas Bouilly. Ce dernier s’inspirait lui aussi d’un épisode de la Terreur, tout comme il l’avait déjà fait pour Leonore ou l’Amour conjugal, qui sous la plume de Beethoven allait devenir Fidelio, autre opéra au dénouement salvateur. Cherubini et Bouilly, pour Le Porteur d’eau, furent contraints par la censure de transposer leur comédie lyrique à l’époque de la Fronde, mais le souvenir de la Terreur était bien présent chez leurs spectateurs, plus que chez ceux du Piccolo Marat en 1921.
Invention mélodique et expressionnisme
La partition de Mascagni, pour ce qui sera son dernier opéra (Nerone, créé en 1935, avait été en grande partie composé antérieurement), apparaît originale à plus d’un titre. On sent que le compositeur veut se débarrasser de cette étiquette de vériste collée depuis trente ans sur sa musique. Son inspiration mélodique semble inépuisable, et l’on ne peut que songer à celle de son ami Puccini, auquel les critiques n’ont pourtant cessé de l’opposer tout au long de leurs carrières très parallèles. Les modernistes, et en particulier les signataires en 1910 du mouvement futurisme, qui compte d’ailleurs parmi ses membres, avec Francisco Balilla Pratella, un élève de Mascagni, pouvaient bien s’insurger contre les excès de la mélodie à l’opéra et lui préférer la puissance, la vitesse et l'agitation du monde moderne. L’art du compositeur d’Il Piccolo Marat n’en était pas moins à son sommet. La partition est d’une éloquence inquiète et sombre, charriant une violence contenue mais toujours prête à exploser, qui évoque un expressionnisme plus germanique qu'italien par l’énergie qui le sous-tend. Une réussite totale qui incite à ne pas s’arrêter aux idées reçues sur la musique de Pietro Mascagni.