Ce n’est pas la première fois que vous collaborez. Parlez-nous de votre rencontre et de ce qui vous séduit dans l’univers de l’autre ?
Noé Soulier : Nous avons créé, il y a plusieurs années, une pièce qui s’appelle Faits et gestes avec quatre danseurs et Maude au clavecin. Mais, en fait, nous nous connaissons depuis le Conservatoire de Paris où j’ai aussi pratiqué le clavecin, ce qui fait que nous avons eu des professeurs en commun. Ce qui me séduit chez Maude, c’est qu’elle joue très bien de cet instrument ! Ce qui me touche, c’est son mélange de rigueur, dans l’analyse des œuvres, et son incarnation, sa spontanéité. C’est aussi tout ce qu’elle déploie avec son ensemble Il Convito qui réunit des instrumentistes très inspirants. Avec ce projet, au-delà de notre relation avec Maude, il y a eu une réelle complicité qui s’est créée en studio entre danseurs et musiciens, de génération et d’univers différents, tous mus par une passion commune et une envie d’expérimenter.
Maude Gratton : C’est avant tout la connaissance profonde de Noé de cette musique, du clavecin, de Bach, et c’est assez rare de collaborer avec des artistes d’une autre discipline aussi proches de la musique. Il y a aussi le fait que tous deux nous soyons porteurs de projets avec une équipe et donc avec des responsabilités assez fortes. Ce que j’admire beaucoup chez Noé, c’est qu’il ne déroge jamais sur sa ligne de travail, de rigueur et de recherches au service de son art. Il ne cède pas à la facilité ambiante de vouloir plaire. C’est un chemin plus long que d’exploser en faisant des projets plus vendeurs. On partage cela : saisir la beauté où elle est, même cachée, difficile à atteindre.
Quelles interactions naissent entre vos deux arts, vos deux ensembles ?
M. G. : Nous, musiciens, sommes moins proches du geste, du mouvement, immédiatement. Pourtant, on le travaille tous les jours. D’être si proches du mouvement est hyper-inspirant, comme si c’était une excroissance de nous- mêmes. On sent la respiration des danseurs, leur engagement physique.
N. S. : On a effectué deux semaines de répétitions, une avec et une sans les musiciennes. On s’est aperçu qu’il y avait beaucoup de micro-adaptations quand les musiciennes étaient présentes : il y a une circulation de l’énergie qui est assez géniale.
Comment articule-t-on une musique, celle de Bach, disons assez codée, et cette danse qui se nourrit de l’improvisation ?
N. S. : Elle ne sera pas si improvisée que cela. L’improvisation est dans l’écriture, dans la construction du mouvement. Bach pouvait improviser des fugues. L’important était que la façon de penser la danse, même si elle pouvait sembler loin de la partition, baigne dans la musique. Celle-ci est tellement riche qu’elle donne beaucoup d’idées. On peut, sur une fugue, être dans une énergie qui s’éloigne de sa structure, dans une autre en souligner toutes ses composantes, ou être dans un entre-deux. Les liens peuvent être très directs ou très ténus.
Vous avez, vous, Maude Gratton, une partition précise à jouer. À quel endroit interagit la danse ? En quoi modifie-t-elle votre jeu ?
M. G. : Comme le dit Noé, la notion de l’écoute peut être très différente. On peut écouter ces fugues en n’étant pas extrêmement concentrés sur leur construction ou alors en analysant chaque modulation. Comme on observe en même temps que l’on joue, cela dépend du degré de concentration que cela implique. Mais inconsciemment, nous sommes influencées par l’énergie que la danse déploie. Je pense que cela modifie positivement notre concentration. Nous avons toutes les cinq un peu d’expérience, mais la sérénité que nous avons trouvée pendant ces résidences est assez rare.
Noé Soulier, vous évoquez une nouvelle fois pour cette création la notion « d’expressivité non narrative ». Pourriez-vous en définir simplement les contours ?
N. S. : C’est l’idée que nous ne sommes pas dans une narration, qu’il n’y a pas d’histoire. Néanmoins, nous ne sommes pas non plus dans quelque chose de complètement abstrait, formel, où les corps créeraient des formes géométriques. Le corps est ici mû par des actions sur des objets imaginaires : éviter, frapper, lancer… Des actions qui mettent en jeu l’affectivité de la personne. Les phrases sont construites par un jeu d’improvisation très long : je vais pousser les interprètes dans leurs retranchements, les extraire de leurs habitudes de mouvements pour qu’ils aillent en deçà de toutes les techniques apprises pendant les cours de danse. Cela se rapproche de cette musique de Bach : elle ne raconte rien mais est saturée d’émotions. Le monde moderne nous a appris que la vie est une polyphonie déstructurée mais que cela n’empêche pas que l’on n'y réagisse encore et toujours de manière sensorielle.
M. G. : On peut ajouter que ces œuvres de Bach peuvent faire peur, par leur complexité, leur abstraction, mais ce sont des musiques éminemment expressives. Je trouve les danseurs tout aussi expressifs et c’est vraiment passionnant de croiser ces deux expressivités sur le plateau.
Pourquoi, selon vous, Bach a inspiré et inspire encore les chorégraphes ?
M. G. : Par sa science de l’architecture. Et par l’humanité et l’énergie que dégage sa musique. Et l’on oublie qu’il était très lié au quotidien, au contact de la musique de manière artisanale, donc de manière très humaine.
N. S. : Bach est une synthèse. Avec Monteverdi, au début du XVIIe siècle, il y a une sorte de nouvelle vague qui connaît son apogée avec Bach. Ensuite, il y en a une autre avec la forme sonate, la musique classique viennoise, avec Beethoven, Brahms, Wagner. Bach, c’est la jubilation de l’instrument d’un Vivaldi, la science polyphonique d’un Palestrina… C’est la perfection d’une synthèse avant d’être la quête d’une nouveauté.
Propos recueillis par Gwenn Froger, printemps 2024