Entretien avec Jean-Jacques Fdida, metteur en scène et Aurore Bucher, chanteuse


Dans les contes populaires, la notion d’équilibre est très forte, aussi bien quand il s’agit de morale que de caractère ou de relations entre les personnages. Pour se construire, Peau d’ânesse devra plonger dans sa propre animalité avant de revenir au monde. Un récit initiatique puissant qu’il était important, pour le conteur Jean-Jacques Fdida et la soprano Aurore Bucher, de porter à la scène.


Comment êtes-vous remonté à la source du conte de Peau d’âne ?


Jean-Jacques Fdida : Ce que l’on appelle les contes de tradition orale ou les contes de fées viennent de l’imaginaire populaire. Depuis le début du XXe siècle, on a dressé de grands catalogues de contes, dont Peau d’âne, en recueillant de nombreuses variantes à travers le monde. Mon travail a consisté à lire ces versions, à m’y plonger, avant de mettre tout ça dans un chaudron et d’en écrire ma version.


Quels motifs ou séquences absents de la version de Charles Perrault avez-vous souhaité réintégrer ?


J.-J. F. : Perrault est le seul adaptateur à en avoir fait un conte d’inceste. Dans la tradition orale, l’amour du père est toujours un peu dévorant, mais ce n’est pas un des motifs les plus cruciaux. D’ailleurs, sa version est d’une certaine manière impossible dans la tradition du conte merveilleux, parce que celui-ci suit une mécanique très simple : le méchant est toujours puni. Le vrai problème de Peau d’ânesse est qu’elle est très sauvage. Dans d’autres contes, elle porte d’autres noms, qui révèlent toujours son animalité.


Aurore Bucher, comment avez-vous réagi à cette nouvelle vision du conte ?


Aurore Bucher : Je ne suis pas une grande connaisseuse des contes et j’ai compris à quel point ces histoires d’apparence simple étaient complexes et riches d’enseignements pour nous tous. Cette version, notamment grâce au passage par la sauvagerie et les difficultés de la vie, raconte la transition de l’enfance à l’âge adulte. C’est l’histoire d’une femme qui se construit à la force de ses bras. Elle surmonte sa peur, elle est extrêmement courageuse, elle passe par le négatif et en sort grandie et forte. Elle est quand même délivrée par un prince, c’est peut-être la limite de cette histoire...


J.-J. F. : Peau d’ânesse est un conte d’initiation féminine et, à ce titre, tous les autres personnages lui donnent la réplique. Le fait qu’elle soit une forte tête dit à quel point devenir femme est une lutte, qui passe par une confrontation avec les semblables.


Pourquoi avoir adapté cette histoire en opéra conté ?


J.-J. F. : Je travaille depuis plus de 25 ans maintenant avec Jean-Marie Machado sur des versions musicales de contes, au travers de duos ou de formes plus élaborés avec chœur, orchestre, etc. Selon moi, il n’y a pas meilleure partenaire à la parole conteuse que la musique, et je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait au monde une seule tradition de narration d’histoire qui ne soit pas associée à la musique. Pour Peau d’ânesse, nous avons d’abord créé un livre-CD, une simple narration mise en musique. Nos expériences autour de cette matière nous ont donné envie de le transcrire sous forme opératique. Mais le conte sous sa forme traditionnelle aurait nécessité de nombreux interprètes, ce qui n’était pas possible. Alors nous avons eu cette idée, qui n’est pas pour moi un pis-aller parce qu’elle dit au contraire la bataille de cette héroïne, de centrer le spectacle sur une chanteuse forte.


Quel message ou questionnement souhaitez-vous faire passer au jeune public avec ce spectacle ?


A. B. : En jouant ce conte, nous montrons que, sous la peau de bête, quelqu’un est en train d’éclore. Cela renvoie à ces passages de l’enfance et de l’adolescence où l’on ne se sent pas bien, où l’on n’arrive plus à se reconnaître dans son propre corps. Cette histoire montre comment les choses finissent par s’organiser, s’équilibrer. Elle dit aussi que l’on peut prendre de la hauteur et dépasser ce dans quoi on est né. Je pense que c’est une très belle chose à transmettre, qui m’a moi-même interrogée.


J.-J. F. : Oui, la belle est sous la bête, sous la peau d’ânesse, et elle éclôt au fur et à mesure. Dans certaines versions du conte, toutes ses robes sont accumulées sur elle et elle les fait tomber les unes après les autres pour que l’héroïne soit enfin révélée, simplement. Elle n’a alors plus besoin ni d’attirail, ni de peaux de bête, ni de parure...


A. B. : … ni de bouclier pour se cacher. Elle apparaît dans son essence, ce qu’elle est vraiment, et c’est ce qu’elle a pu construire au travers de toute l’histoire. C’est un peu l’avènement d’une personne.



Entretien réalisé par Pascaline Valée (2023)

Angers Nantes Opéra